Harcèlement moral institutionnel : une évolution notable de la justice pour neutraliser des pratiques managériales dysfonctionnelles ?

Tout comme le psychologue peut détecter des tendances dysfonctionnelles chez un individu, le salarié, le syndicat et/ou des conseillers (avocat, consultant RH, psychologue du travail, etc.) peuvent diagnostiquer des pratiques managériales inadaptées, tolérées, encouragées, systémiques au sein d’une organisation publique ou privée. L'évolution de la justice va-t-elle permettre de neutraliser ces pratiques managériales ?

Qu’appelle t’on le harcèlement moral institutionnel ?

Le harcèlement moral institutionnel caractérise un mode de gestion du personnel dysfonctionnant. Tout comme le psychologue peut détecter des tendances dysfonctionnelles chez un individu,  le  salarié, le syndicat et/ou des conseillers (avocat, consultant RH, psychologue du travail,  etc.) peuvent diagnostiquer des pratiques managériales inadaptées, tolérées, encouragées, systémiques  au sein d’une organisation publique ou privée : harcèlement managérial, harcèlement moral entre collègues (même sans différence de niveau hiérarchique), violences psychologiques habituelles, agressions verbales, critiques excessives, remarques désobligeantes, intimidations, exclusion / placardisation, cyberharcèlement, atteinte aux droits et à la dignité du salarié, etc.

Le harcèlement moral institutionnel contrevient à l’obligation de sécurité de l’employeur. Il porte donc atteinte à la santé physique et mentale des salariés ou des agents.

Quels sont les symptômes d’un harcèlement moral institutionnel ?

Un mode de management dysfonctionnant se manifeste par :

  • des arrêts maladie
  • des démissions
  • des litiges prud’homaux
  • des plaintes au pénal notamment portée par une organisation syndicale. Ce fût le cas pour France TELECOM)
  • des suicides: 60 en 3 ans chez France TELECOM

 Quelle évolution depuis 2019 ?

 L’année 2019 correspond à la première condamnation au pénal de 3 dirigeants de France Télécom pour harcèlement moral institutionnel. Le 20 décembre 2019, le tribunal correctionnel de Paris rendait un jugement de condamnation dans l’affaire dite FRANCE TELECOM, première condamnation prononcée pour harcèlement moral institutionnel (décision non définitive, les trois anciens dirigeants de l’entreprise ayant interjeté appel). L’entreprise personne morale a été condamnée à l’amende maximale de 75.000 euros et les trois anciens dirigeants poursuivis ont été condamnés à un an de prison dont 8 mois de sursis et 15.000 euros d’amende. A cela s’ajouteront les intérêts civils qui seront versés aux victimes dont le préjudice aura été reconnu (plusieurs millions d’euros, peut-être même un milliard).

Le tribunal correctionnel a reconnu l’existence d’un harcèlement moral à l’échelle de l’entreprise entière qui « peut avoir ses racines profondes dans l’organisation du travail et les formes du management », « visant à déstabiliser les salariés, à créer un climat anxiogène et ayant eu pour objet et pour effet une dégradation des conditions de travail ».

  Qu’en est-il en 2022 ?

L’apport de l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 30 septembre 2022

L’arrêt de la cour d’appel de Paris du 30 septembre 2022 confirme la reconnaissance du harcèlement moral institutionnel à titre individuel.

La question était de déterminer si les dirigeants d’une grande entreprise peuvent se voir reprocher des faits de harcèlement moral résultant, non pas de leurs relations individuelles avec leurs salariés, mais de la politique d’entreprise qu’ils avaient conçue et mise en œuvre. Jusqu’à présent, on était plutôt sur un harcèlement managérial résultant d’un lien entre dirigeants, managers et salariés. La nouveauté de cet arrêt résulte dans la décision du juge de considérer un effet de « ruissellement » dans le harcèlement moral : les dirigeants ne rencontrent pas personnellement les 120 000 salariés mais leurs décisions vont avoir pour conséquences en cascade une dégradation des conditions de travail. Des décisions qui partent du haut et qui descendent jusqu'à la victime.

Le harcèlement moral institutionnel présente donc un caractère collectif mais il est reconnu à titre individuel dès lors qu’un salarié peut démontrer qu’il en a personnellement souffert. Les cas peuvent donc être regroupés pour distinguer ceux qui étaient dans une situation identique en tant que victimes.

L’arrêt

 CA Paris 30-9-2022 nº 20/05346

Les décisions d'organisation prises dans le cadre professionnel peuvent, dans un contexte particulier, être source d'insécurité permanente pour tout le personnel et devenir alors harcelantes pour certains salariés. Il n'est donc pas besoin pour asseoir l'élément légal du délit de harcèlement de reprendre salarié par salarié, dans la mesure où ont pu être regroupés et distingués ceux qui étaient dans une situation identique en tant que victimes. Le harcèlement institutionnel a en effet pour spécificité d'être en cascade, avec un effet de ruissellement, indépendamment de l'absence de lien hiérarchique entre le prévenu et la victime. Concernant l’élément intentionnel du délit de harcèlement moral, il faut et il suffit que le prévenu [ait] réalisé consciemment des actes coupables en pleine connaissance de leurs conséquences possibles. Si les auteurs d'agissements répétés doivent au minimum être conscients de la dégradation des conditions de travail, ni la lettre du texte ni la logique de la matérialité des faits n'imposent qu'ils connaissent ou identifient les victimes des faits. L'accélération impérative de la déflation des effectifs, les modalités utilisées, les retombées en « cascade » et le « ruissellement » découlant de cette méthode aux conséquences anxiogènes, ce dans un délai contraint et sans égard pour le sort des salariés pris dans l'étau, sacrifiés aux priorités financières, en dépit des alertes disponibles, ont constitué des agissements répétés du délit de harcèlement moral étrangers au pouvoir de direction et de contrôle.

La justice sanctionne et les conséquences peuvent être lourdes

La justice sanctionne le harcèlement moral institutionnel. Les conséquences pour l’entreprise peuvent être lourdes :

  • d’un point de vue financier : amende allant jusqu’à 15000€ par personne morale
  • emprisonnement
  • en termes d’image de marque : « image dégradée/mauvaise réputation »

  Vous pensez être victime d’un harcèlement moral ?

Que faire ?

 1) en premier lieu, contacter votre médecin traitant / généraliste

2) en deuxième lieu, contacter le médecin du travail

Ces 2 professionnels peuvent évaluer votre état de santé et vous arrêter pour vous "extraire" de la situation de travail "pathogène" que vous vivez.

3) une fois le diagnostic médical posé, vous pouvez contacter un psychiatre, psychologue ou psychothérapeute pour être accompagné sur le plan psychologique.

4) Du côté de l’entreprise : dénoncer le harcèlement à la direction générale, la DRH, le CSE (le comité Social et Economique ou le CSSCT pour les plus de 300 salariés).  Le dirigeant qui ne tient pas compte des alertes peut voir sa responsabilité engagée. Il est donc important de demander un entretien et de bien le préparer pour démontrer le lien entre les décisions du dirigeant et la dégradation des conditions de travail. Vous pouvez aussi faire appel à un membre élu du CSE ou/et du CSSCT qui pourront remonter les faits lors des réunions des institutions représentatives du personnel.

5) Vous pouvez déposer une plainte au pénal

6) Saisissez le Conseil de prud’hommes si vous estimez avoir été contraint de quitter l’entreprise

 Liens utiles :

 

Source(s) : Arrêt : CA Paris 30-9-2022 nº 20/05346
Auteur(s) : Cécile Bueno-Klein, Axis & Search - Jean Luc Braunschweig-Klein, Avocat en Droit du travail